Jean-Louis Peaucelle
Professeur à l'IAE de Paris
GREGOR - centre de recherche de l'IAE de Paris - Université Paris 1 · Panthéon-Sorbonne
Résumé: La fabrication des épingles au 18° Siècle a été étudiée par deux sources directes en France, Delaire et Perronet. Elle a été connue dans le monde entier par les écrits de Adam Smith qui ont pour but de vanter la division du travail. Les textes d'origine permettent de justifier la division du travail par la différenciation des salaires ouvriers et par les machines utilisées. Smith ignorait complètement les différences de salaires ouvriers. Il considère que le machinisme est conséquence de la division du travail alors qu'il en est probablement la cause. Il néglige le problème de l'harmonisation des cadences de travail, essentiel dans toute production avec postes successifs. Ces textes originaux font aussi découvrir un calcul de coût de revient à l'intérieur d'une gamme de produits, précurseur de nos calculs de marge actuels.
Comparaison des textes de Perronet, Delaire (Deleyre),Smith et ses traductions
Les raisons de la division du travail
L'innovation de Perronet dans le calcul des coûts
Adam Smith (1723-1790), depuis le 18° Siècle, force tous les étudiants en économie à s'intéresser aux épingles. Il a choisi cette industrie comme exemple introductif pour illustrer la division du travail [24] . Il a «découvert» ce concept (c'est dans le même sens que Christophe Colomb a «découvert» l'Amérique). A y regarder de plus près, cet exemple ressemble à un cas de gestion. Smith compare deux modes d'organisation et vante la supériorité de l'un. Son raisonnement est-il encore bon à une époque où nous cherchons, comme Herzberg ou le BPR le préconisent, à élargir des tâches ? Voilà une bonne raison d'exhumer ce texte archi connu.
Il est moins connu que la littérature sur l'industrie des épingles est au 18° Siècle l'apanage des français. Dans l'Encyclopédie de Diderot (1713-1784), on trouve l'article «Epingle» [5] de Delaire (1726-1797) dont Smith s'est inspiré. En fait son nom s'orthographiait «Deleyre», nom sous lequel il a publié divers ouvrages et est devenu député de la Convention. Alexandre Deleyre a été employé comme «pigiste» par Diderot qui l'a envoyé à Laigle [11] pour observer directement les épingliers et les décrire exactement. Son article a été repris dans une autre publication, 5 ans plus tard in extenso [23] . Les éditeurs n'étaient pas encore soumis à une législation du droit d'auteur.
Vers 1760, Deleyre s'est brouillé avec Diderot [10] . Depuis 1756, Diderot fréquentait intimement le directeur et créateur de l'école des Ponts et Chaussées, Jean-Rodolphe Perronet (1708-1794), par l'intermédiaire de deux surs, Sophie Volland et Madame Legendre. Perronet connaissait bien les fabriques d'épingles. En 1740, ingénieur des Ponts et Chaussées à Alençon, il avait rédigé un mémoire sur ce sujet [18] . Ce mémoire sert de base à Duhamel pour un article où il ajoute des notes de Réaumur archivées à l'Académie des Sciences [21] . Perronet avait donné son mémoire à Diderot en 1760 [15] et celui-ci le publie en 1765, en dehors d'un ordre alphabétique normal, dans le tome des planches [19] . Une dernière publication anonyme de 1783 fait la synthèse de toutes ces sources, en les mettant bout à bout [1] .
L'article de Perronet offre un intérêt beaucoup plus considérable que celui de Delaire. Il donne les salaires et les rythmes de travail de tous les ouvriers travaillant à réaliser les épingles. Il en déduit le prix de revient et la marge commerciale, selon le modèle d'épingle. De ce texte, que Smith aurait pu connaître, on peut tirer des raisonnements précis sur la division du travail. Tout d'abord examinons ce calcul du coût de revient.