L'innovation de Perronet dans le calcul des coûts

 

 

Pourquoi Perronet, fonctionnaire de l'État, s'intéresse-t-il à la comptabilité d'une activité privée ? Pourquoi ce mémoire de 1740 sur les fabriques d'épingles ? Les documents sur sa vie et sa carrière permettent de déceler quelques pistes.

Tout d'abord sa compétence en comptabilité vient directement de son activité de fonctionnaire qui rend compte du coût de ses travaux à ses chefs, l'intendant d'Alençon (poste analogue au Préfet actuel) et M. de Levignen, le chef du service des Ponts et Chaussées à Paris. De plus, pour tous les travaux nouveaux, il faut un dossier avec un devis qui est étudié par Paris pour approbation. Ce n'est qu'ensuite qu'on procède aux adjudications pour choisir l'entrepreneur. Les travaux ne peuvent commencer qu'après ces formalités. La manière dont est bâti le dossier et le devis est essentielle pour l'approbation. Sur les devis de Perronet, on trouve des annotations de Levignen : «Ce détail est fort bien fait et les prix en sont indiqués avec beaucoup de justice de d'intelligence et les calculs sont fort justes» [2] .

Les travaux sont payés à l'entrepreneur au prix d'adjudication. Mais tous les travaux supplémentaires, sont facturés en sus. Il est donc important de faire exactement le descriptif des travaux. D'autant que souvent Perronet fait commencer les travaux avant la venue de l'autorisation parisienne. Il lui faut se couvrir par l'excellence de ses estimations. Ce souci de chiffrer les travaux que l'État demande aux entrepreneurs semble remonter à Vauban, même si ce ne fut pas systématique.

Les devis de Perronet sont appréciés de ses supérieurs, comme d'ailleurs toute son activité pendant 10 ans à Alençon. C'est sans doute ce qui le pousse à entreprendre en 1739 l'étude des épingleries de Laigle. Il fera deux mémoires, l'un sur la tréfilerie et l'autre sur les épingles [18] dont on a parlé ici. Il termine ce mémoire le 7 janvier 1740 et l'envoie tout de suite à Levignen à Paris. Celui-ci lui répond dès le 17 janvier en le félicitant et l'informant qu'il a transmis le dossier à un collaborateur [8] . Probablement, Levignen en déduit que Perronet dispose de temps libre. Il lui confie la surveillance de l'état des routes de deux généralités voisines, il triple sa charge de travail.

Manifestement Perronet n'a pas été lu. Personne n'a compris qu'il y avait dans ce texte quelque chose d'original. C'est sans doute la raison pour laquelle il tente encore, 20 ans après, de faire connaître son travail, par l'Académie (d'où la publication de Duhamel-Réaumur [21] ) et par Diderot.

Perronet a donc appliqué son habileté à faire les devis de travaux publics au calcul du coût de revient des épingles. Il sent la nouveauté mais ne sait pas l'exploiter. Quand il devient directeur de l'École des Ponts et Chaussées, considère-t-il que cette technique doit être transmise aux futurs ingénieurs ?

Cette école toute nouvelle fonctionne de manière très différente des écoles d'ingénieurs actuelles [3] . Il y a bien sûr un enseignement mathématique et technique de base, mais pas de professeurs rémunérés par l'école (jusqu'à 1796). Ce sont les meilleurs élèves des années antérieures qui enseignent. Ils ont une rémunération pour ce faire. Pour les autres cours, optionnels souvent, les élèves payent les enseignants. Ils gagnent leur vie en travaillant pour l'administration : dessins de route, relevé de plans, vérification de devis, surveillance de travaux.

L'enseignement est proche d'un apprentissage avec des compléments de cours magistraux. Cette formation présente des similitudes avec celle donnée dans les corporations à cette époque. Dans les matières magistrales, servant au classement, rien ne relève des devis. Les élèves apprennent la comptabilité sur le terrain. Ils en dépendent même. Chaque trimestre, les travaux qu'ils ont faits sont payés sur un décompte qui leur apprend les chausse-trappes de la tenue des comptes.

Le débat sur les enseignements de gestion dans les écoles d'ingénieurs existait dès leur création. Tarbé de Saint Hardouin, ancien directeur de l'école, rapporte [32] qu'en 1799 «les documents officiels de cette époque indiquent que l'enseignement officiel donné aux élèves devait comprendre non seulement la part technique de l'art de l'ingénieur, mais encore "les formes établies pour la rédaction des devis et détails estimatifs des ouvrages à exécuter, ainsi que l'ordre à tenir dans la comptabilité". Cette sage prescription a été souvent perdue de vue dans les années ultérieures.» Le débat était lancé dès le début de l'existence des écoles, argumenté par le métier réel que font les ingénieurs et contrebalancé par le mécanisme incontesté de sélection-incitation, fondé sur le succès dans les disciplines quantitatives. Il se poursuit aujourd'hui.

La technique comptable utilisée par Perronet est simple. Elle découle d'une analyse du processus en étapes, en activités dirait-on aujourd'hui. La manière dont il traite les amortissements mérite un approfondissement. Dans les chantiers de travaux publics, on devait construire les machines sur place. Leur durée de vie était celle du chantier. Pour la manufacture, Perronet fait le choix d'un amortissement sur une année, sans pouvoir le justifier. Les sommes en jeu (16% du coût de revient) sont mineures et, en ingénieur, il «néglige» le problème, à cause de son faible impact. Il aurait pu confronter son approche avec l'opinion de la corporation des épingliers de Laigle.

Qu'y a-t-il d'original dans le calcul de Perronet ? D'après Marc Nikitin [16] , à la même époque, on n'a guère trace de calculs de coûts de revient. La manufacture des glaces de Saint-Gobain, créée en 1665, a des comptes tenus «en finance» qui ne permettent pas de connaître les coûts et ce jusqu'en 1820. Une trace d'amortissement apparaît dans un «dépérissement» de 10% par an, appliqué uniquement aux bâtiments. La Manufacture de Sèvres (fondée en 1738) devait avoir un embryon de comptabilité industrielle depuis 1748. Il s'agissait de régler le problème des pièces brisées que l'ouvrier responsable devait rembourser lui-même au prix de revient (matière première plus façon). D'ailleurs, il n'est pas sûr que ces comptes aient bien fonctionné. Dans sa manufacture (Jouy), fondée en 1759, Oberkampf réclamait à sa comptable un calcul de prix de revient (en 1775) mais il semble qu'elle ait eu du mal à l'établir, et seulement au mètre de toile, tous produits confondus.

D'après Yannick Lemarchand [14] , la Compagnie des Indes, dans son arsenal de Lorient, calculait le prix de revient de chaque navire. C'est Law qui aurait introduit cette méthode en 1725. Les «dépéritions» des bateaux sont constatées à la fin de chaque campagne. On est donc capable de suivre la valeur d'un navire au fur et à mesure de son usure constatée. Entre le prix de revient par bateau de l'arsenal de Lorient et le prix de revient global des toiles de Oberkampf, sans distinction des produits, le calcul de Perronet donne un prix par type de produit, différencié à l'intérieur de la gamme. Cela ouvre vers des décisions de gestion (focalisation sur certains produits). C'est sans doute cela qui est le plus original. Mais cette innovation est celle d'un fonctionnaire. Il veut faire reconnaître son travail dans son ministère qui ne sait qu'en faire. Comme le remarque Nikitin [16] , «l'élaboration des techniques comptables a été le fait de solitaires qui ne se répondaient pas et ne se connaissaient pas ou peu, au moins dans la première moitié du 19° siècle». Et ce fut encore plus vrai dans le siècle précédent.

Tableau 8 : Chronologie

Avant JC

Travail du fer à l'aigle par les Celtes

1417-1450

Occupation de l'Aigle par les Anglais au travers desquels la technique de l'épinglerie (avec du cuivre) est sans doute introduite [33]

1450

Dans les documents français, on note la fabrication d'épingles à l'Aigle

18ème siècle

Développment du l'industrie et de la fabrication des épingles à l'Aigle

1737

Perronnet est nommé ingénieur en chef des Ponts et Chaussées dans la généralité d'Alençon

1740

Perronnet rédige son mémoire sur les épingliers [18]

avant 1755

Deleyre enquête à l'Aigle, probablement envoyé par Diderot

1755

Publication de l'Encyclopédie Tome 5, article de Deleyre "Epingles" [5]

1755

Alexandre Deleyre publie son livre sur Bacon [6]

1760

Republication sur les épingles, texte de Delaire [23]

1764-1766

Visite de Smith en France

1764

Publication de"l'Art de l'épinglier" par Duhamel (avec les textes de Réaumur et Perronnet) [21]

1765

Publication des planches de l'Encyclopédie de Diderot, article de Peronnet "Epinglier" [19]

1776

Publication de smith "Inquiry into the nature and causes of the Whealth of the Nations" [24]

1779 à 1780

Publication de "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" , traduction par Blavet (non signée) dans le journal de l'agriculture, des arts et du commerce [25]

1783

Republication sur les épingles (Delaire fusionné avec Perronnet) [1]

1786-1800

Publication en livre de "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations", traduction de Smith par Blavet [26] et [27]

1802 (ou1804), 1843,1881

Publication de "Recherches sur la nature et les causes de la richesses des nations", traduction par Germain Garnier [28],[29],[30]

1825

La fabrication des épingles d'automatise (d'après P.Larousse) [13]

 


Tableau 9  : Les unités de mesure en France sous l'ancien régime

Monnaie

Livre (Tournoi)

formée de 20 sous (ou sols)

 

Sous (ou sols)

formé de 12 deniers

Poids

Livre de Paris (489 g)

formé de 16 onces

 

Once (30,35 gr)

formé de 8 gros (3,82 g)