Le texte célèbre de Adam Smith [24] daté de 1776 décrit la division du travail dans les usines d'épingles. Il est avéré [10] que Smith s'est inspiré de l'article «Epingle» de Delaire (Deleyre) paru en 1755 [5] . Smith et Delaire ne se sont probablement pas rencontrés car, entre 1764 et 1766, lors du voyage du premier en France, le second était à Parme comme précepteur du fils du Duc de la ville.
Le tableau 5 montre les termes employés par Delaire [5] , Smith [24] , et Perronet [19] . On a ajouté la traduction la plus connue en France, celle de Germain Garnier (1754-1821) [28] , [29] , [30] . Ce royaliste a émigré en Suisse sous la terreur et il y a commencé la traduction de quatre ouvrages anglais, dont celui de Smith. Revenu en France sous le directoire, Garnier sera Préfet à Versailles. Il est reconnu comme un excellent administrateur, spécialiste des affaires budgétaires. Il sera nommé sénateur et anobli par Napoléon.
La correspondance entre les textes de Delaire et de Smith est très forte. Smith parle de 18 opérations («about eighteen») mais n'en cite que huit, plus trois évoquées pour la préparation des têtes. Il n'a pas bien compris le rôle du «repasseur» sur la pointe. Il pense que cette opération concerne la tête. D'où son expression «grind» traduite en «émoudre». Alors que c'est le «coupeur» qui égalise la longueur des épingles en coupant le bout non aiguisé, avec les «cisailles» (voir tableau 5).
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Delaire Encyclopédie "Epingles" |
Smith (Richesse des Nations) |
traduction de Germain Garnier |
Perronnet Encyclopédie "Epinglier" |
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[5]1755 |
[24] 1776 |
[28] 1802, [29] 1843, [30] 1881 |
[18] 1740, [19 1765] |
1 |
on jaunit le fil de laiton |
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2 |
on tire le fil à la bobille |
once man draws out the wire |
un ouvrier tire le fil à la bobille |
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3 |
on dresse le fil |
another straights it |
un aute le dresse |
dresseur |
4 |
on coupe le dressée |
a third cuts it |
un troisième coupe la dressée |
dresseur |
5 |
on empointe |
a fourth pints it |
un quatrième empointe |
empoiteur + tourneur 1 |
6 |
on repasse |
a fifth grinds it at the top |
émoudre le bout qui doit recevoir la tête |
repasseur + tourneur2 |
7 |
on coupe les tronçons |
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coupeur |
Dans son observation d'une «small manufactory», Smith voit 10 ouvriers pour produire 48.000 épingles de taille moyenne soit 4 douzains. Il calcule ainsi une productivité de 4.800 épingles par jour et par ouvrier. Une épinglerie typique de Laigle, telle que Perronet la décrit, produit 5.294 épingles par jour et par ouvrier (voir tableau 6). Ces chiffres sont tout à fait comparables. La différence de 9% s'explique sans doute par le fait que Perronet ne traite pas de la première étape de tréfilage. Ses ouvriers font moins de chose, ils sont plus rapides.
Tableau 6: Effectifs typiques d'une épinglerie produisant 7,5 douzains d'épingles,selon Perronnet (17 personnes dont deux travaillant à temps partiel pour 90 000 épingles par jour soit 5 294 épingles par jour et par personne)
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un dresseur |
un empointeur travaillant à mi-temps |
un tourneur1 |
un repasseur |
un tourneur 2 |
un coupeur travaillant à tiers de temps |
un ouvrier préparateur de têtes |
six entêteurs (correspondant aus places du "billot") |
quatre bouteuses |
Smith n'évoque jamais sa source de l'Encyclopédie. Mais Germain Garnier [28] , [29] , [30] , son traducteur français le plus diffusé, s'y réfère. Il reprend, en italique, tous les termes techniques de Delaire. En outre, il ajoute une étape, celle de «piquer les papiers» que Smith avait omis. Merveille des traducteurs qui améliorent un texte en revenant à ses sources originales ! La traductrice moderne de Smith [31] rectifie ces erreurs mais elle conserve l'expression «tire le fil à la bobille» qu'aucun dictionnaire ne permet de trouver, alors que «draw out» correspond à «tréfiler» dans les dictionnaires courants.