Les raisons de la division du travail

 

 

Smith utilise la fabrication des épingles dans sa démonstration sur les effets de la division du travail. Il compare la production observée à celle, fictive, d'un ouvrier non expérimenté. «A workman not educated to this business make one pin in a day, and certainly could not make twenty» [24] . Est-il bien sûr que sans division du travail un ouvrier ne ferait que 20 épingles par jour ? Les chiffres de Perronet permettent d'imaginer la situation.

Supposons donc un ouvrier réalisant toutes les étapes de la fabrication des épingles distinguées par Perronet. Sa productivité peut être la même que celle de chacun des ouvriers spécialisés, s'il a bien appris chacune des étapes, s'il est polyvalent. Le temps perdu pour passer d'une étape à une autre peut être négligé. Smith lui-même dit «Quand les deux métiers peuvent être établis dans le même atelier, la perte de temps [entre opérations] est sans doute beaucoup moindre» [29] .

Cet ouvrier travaille sur un «lot». Il dresse successivement plusieurs longueurs de fil, puis coupe en «tronçons» la «botte» de 25 livres ainsi obtenue. Pour avoir la même productivité, il travaille selon le même processus, en coupant ensemble tous les «tronçons» de la «botte». S'il travaille une épingle numéro VI, de 3 cm de longueur, le douzain pèse 787 grammes. Une «botte» peut contenir 15 douzains. Elle est formée de 47 ou 48 fils juxtaposés. Si sa productivité et son salaire sont ceux décrits par Perronet [19] , on parvient aux résultats du tableau 7 (productivité la meilleure). On a calculé une deuxième hypothèse avec une productivité réduite sur les deux postes les plus rapides : «empointeur» et «coupeur».

Pour simplifier, on suppose que les postes de tourneurs associés à l'«empointeur» et au «repasseur» sont exercés par d'autres ouvriers faisant le même travail polyvalent, à charge de revanche entre eux. Donc temps et salaires restent les mêmes.

Il faut plus de 30 jours à l'ouvrier tout seul pour accomplir toutes les étapes sur le lot de 15 douzains. Le salaire moyen reçu par cet ouvrier polyvalent est de 9 sols environ par jour. Or les salaires des ouvriers les plus qualifiés sont supérieurs (18 sols par jour, voir tableau 1). Pour un travail polyvalent, les ouvriers reçoivent un salaire moyen. S'il y a des salaires différents, les ouvriers les plus payés ont intérêt à une division du travail. On retrouve ici toutes les difficultés de Herzberg pour promouvoir l'enrichissement des tâches et la polyvalence entre postes, quand les salaires sont différenciés. La division du travail est liée aux écarts de salaires entre les étapes du processus. Les ouvriers y ont intérêt. Les «bouteuses» elles aussi, car elles n'auraient pas la force de faire le travail polyvalent. Elles ont ainsi un travail, peu payé certes, mais meilleur que le chômage.

Le patron gagne aussi à la division du travail. Les machines sont employées à temps plein. L'amortissement des machines par unité produite est moindre. Il vaut 30 sols par jour, tel que Perronet l'a calculé, avec la division du travail. Sans division du travail, il reviendrait à 1000 sols pour une production de 15 douzains en 32 ou 34 jours. Par douzain, l'amortissement dépasserait 65 sols, soit environ trois Livres de plus qu'avec la division du travail selon le calcul de Perronet. Ce supplément de charges serait supérieur au bénéfice (voir le tableau 3). Le patron de la manufacture perdait de l'argent sur presque toutes les épingles, à cause de charges d'amortissement très lourdes. Son intérêt est d'employer les machines au maximum, pour diminuer les amortissements par unité produite, donc d'avoir une division du travail.

Il y a donc un intérêt conjoint des ouvriers et des propriétaires à la division du travail. Notons que, pour ce raisonnement, nous avons supposé que les barèmes de rémunération des ouvriers aux pièces ne sont pas renégociés en fonction des évolutions de la productivité. L'histoire industrielle montre que ce n'est pas complètement le cas, au 19° Siècle en tous cas. De plus on pourrait considérer que les machines utilisées par un seul ouvrier s'usent moins vite puisqu'elles sont utilisées 15 fois moins. On pourrait allonger dans la même proportion la durée d'amortissement. On retrouverait un amortissement de 4 sols par douzain. Il faudrait alors tenir compte du financement de ces machines (capital engagé) qui reste élevé pour une production faible quand un seul ouvrier les utilise.

Est-ce dire que la division du travail surclasse toujours une production artisanale ? Ce n'est pas sûr. Si les machines ne sont pas trop onéreuses, des ouvriers polyvalents à domicile, assistés de bouteuses de la famille, peuvent réaliser une petite production concurrentielle. La rémunération moindre du travail manuel de ces artisans est complétée par la marge du patron qu'ils s'attribuent. Au 18° Siècle, Laigle et Reugle (ville voisine) ont ainsi une foire hebdomadaire pour écouler cette production des petits ateliers auprès des marchands de Paris. Vaugeois au 19° Siècle [33] rapporte que la production des épingles est faite «en famille, de telle sorte que tous les membres qui la composent, femmes, enfants et vieillards, y prennent, suivant l'état de leurs forces, une part plus ou moins active, mais toujours profitable». Elle est réalisée dans les «fabriques», «à la campagne, par des ouvriers qui, pour la plus part, sont propriétaires de la maison qu'ils habitent».

Adam Smith pense que la division du travail vient de l'habileté de l'ouvrier, meilleure sur des tâches réduites, de la suppression des temps morts où l'ouvrier passerait d'une tâche à une autre, des machines qu'on peut imaginer sur des postes simples. Cet effet existe sans doute, mais les différences de salaire sont sans doute le moteur le plus puissant de la division du travail. Les ouvriers qui peuvent obtenir un meilleur salaire ont intérêt à la division du travail. Les propriétaires y ont aussi intérêt, pour engager les machines au maximum.

L'invention des machines n'est pas une conséquence mais une cause de la différenciation des postes de travail dans le processus. Les machines servies par plusieurs ouvriers l'imposent. C'est ici le cas des deux meules, avec les «tourneurs». La machine crée alors directement une division du travail. Mais l'effet principal des machines consiste dans une aide de l'ouvrier qui augmente sa productivité. Pour utiliser les machines à plein temps, le patron a intérêt à y affecter les ouvriers de manière continue. Les postes différenciés ainsi créés peuvent être payés à des niveaux différents, selon la dureté du travail ou l'habileté requise.

L'habileté, la formation rapide des ouvriers, la mise au travail de populations à aptitudes très différenciées constituent des arguments supplémentaires en faveur de la division du travail. Ils ont été présentés par divers auteurs, dès le 18° Siècle.

Notons bien que les machines sont inventées, au 18° Siècle, le plus souvent, par les ouvriers. Smith le sait : «Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples ouvriers.» L'Encyclopédie, à l'article «Art», développe le même raisonnement : «Lorsqu'une manufacture est nombreuse, chaque opération occupe un homme différent. Tel ouvrier ne fait et ne fera de sa vie qu'une seule et unique chose ; tel autre une autre chose ; d'où il arrive que chacun s'exécute bien et promptement, et que l'ouvrage le mieux fait est encore celui qu'on a meilleur marché. D'ailleurs le goût et la façon se perfectionnent nécessairement entre un grand nombre d'ouvriers, parce qu'il est difficile qu'il ne s'en rencontre quelques-uns capables de réfléchir, de combiner, et de trouver enfin le seul moyen qui puisse les mettre au-dessus de leurs semblables ; le moyen ou d'épargner la matière, ou d'allonger le tems, ou de surfaire l'industrie, soit par une machine nouvelle, soit par une manœuvre plus commode. Si les manufactures étrangères ne l'emportent pas sur nos manufactures de Lyon, ce n'est pas qu'on ignore ailleurs comment on travaille là ; on a partout les mêmes métiers, les mêmes soies, et à peu près les mêmes pratiques : mais ce n'est qu'à Lyon qu'il y a 30.000 ouvriers rassemblés et s'occupant tous de l'emploi de la même matière.»

Si les ouvriers occupent une telle place dans le processus d'innovation industrielle du 18° Siècle, ils ont part à la division du travail et y ont un intérêt. C'est ce qu'on a voulu démontrer. Reste ensuite de savoir si cet avantage n'est pas ensuite repris par le patron dans la renégociation des taux de rémunération. Mais ceci est une autre histoire.

Au 19° Siècle, le processus d'innovation est dominé par les constructeurs de machines, souvent ingénieurs. M. Leumel Wilman Wright, à Londres, construit un appareil complet pour faire les épingles. Il est importé en 1825 en France par M. Taylor [13] . La cadence de production de cette machine à entêter est la même que celle des six places sur le billot (6.000 épingles par heure). Ce poste était le goulet d'étranglement de l'atelier. Il est mécanisé le premier. Pour utiliser cette machine, qui demande une énergie mécanique, les épingleries s'installent à Laigle sur les cours d'eau, à l'emplacement des anciens moulins à farine. A la fin du 19° Siècle, Knab [12] rapporte que la production est complètement automatisée. Les machines sont surveillées par des ouvrières. Le rythme a alors doublé (12.000 épingles par heure).

En 1998, une seule usine fabrique encore des épingles à L'Aigle. Son fondateur, Benjamin Bohin, a dominé ses concurrents, à la fin du 19° Siècle, par l'invention de nouvelles machines de production. Ces machines, et d'autres achetées en Allemagne au début du 20° Siècle, sont encore utilisées aujourd'hui.